l’édito de la saison

« Insuffler de la joie »
Pour plonger dans la nouvelle saison de la Comédie de Colmar, entretien avec le duo qui codirige notre centre dramatique. Questions – où nous avons discrètement glissé des titres de spectacles – à Émilie Capliez et Matthieu Cruciani à propos d’une programmation placée sous le signe d’une nageuse médiévale à la jeunesse éternelle.
Nous avons vécu une véritable Série noire durant ces dernières années. N’aviez-vous pas peur de vivre une Clôture de l’amour concernant votre tandem ?
Émilie Eh non ! Désolée, pas de scoop à cet endroit. Mais si cela devait arriver ce serait du théâtre, rien que du théâtre !
Nous revivrons, pouvez-vous affirmer, surtout qu’un nouveau mandat vous a été accordé !
Émilie Oui, et nous sommes très heureux de pouvoir nous projeter trois ans de plus à la direction de cette maison et de continuer à faire de ce théâtre un lieu de vie et de rencontre en ayant un nouvel horizon.
Matthieu Nous ne sommes jamais morts ! L’état du monde n’est pas réjouissant, mais bizarrement, notre équipe reste très optimiste. C’est sans doute lié à un changement de paradigme : après l’accumulation de catastrophes et de désespoirs, on ressent un appétit de vivre, notamment chez les plus jeunes. Nous revivons, oui, et puisons aussi notre énergie dans la jeunesse de l’Opéra Studio, du TNS, de l’ENSATT, de notre jeune troupe, de l’École de la Comédie de Saint-Étienne ou du Conservatoire de Colmar, tous présents dans nos murs cette saison, où l’envie d’en découdre est bien plus forte que le désarroi. Avec cette nouvelle saison, c’est L’Éveil du printemps, de l’émergence. Comment épauler la nouvelle génération ?
Émilie Dans notre quotidien, nous rencontrons de très nombreux jeunes, artistes ou non, qui sortent d’une période qui a été particulièrement violente. Il faut les écouter, les entendre, les comprendre. C’est vrai qu’à la Comédie de Colmar, on porte une attention particulière à cette génération à travers la création de spectacles pour l’enfance et la jeunesse, mais aussi par le développement de projets participatifs pour les ados, d’ateliers ou encore de stages pendant les vacances. Nous cherchons surtout à proposer de nouveaux espaces pour que le spectacle vivant reste toujours un lieu d’étonnement, de jeu et de stimulation. Cette attention se porte également sur la nouvelle génération d’artistes, à travers le soutien aux équipes émergentes et à la jeune troupe d’acteurs que nous mutualisons avec la Comédie de Reims.
Comment faire acte de Fraternité et lui donner la parole ?
Matthieu En créant avec eux. Nous parlons d’insertion professionnelle, mais ne leur rendons pas un « service » : c’est donnant-donnant. L’Éveil du printemps, que je mets en scène avec les élèves de la Comédie de Saint-Étienne, Le Firmament de Chloé Dabert, Des femmes qui nagent d’Émilie ou la création sur laquelle je travaille actuellement avec les membres de la jeune troupe, Les Adultes n’existent pas, naissent d’une envie de faire du théâtre ensemble. Simplement.
Émilie La jeune troupe est intégrée à la vie de ce théâtre, à ses actions et ses créations, c’est une manière très concrète pour ces artistes de découvrir notre milieu professionnel et d’inventer de nouvelles formes de rencontre avec les publics. Sans oublier, bien sûr, les jeunes compagnies régionales que nous continuons à accompagner. Avec notamment le spectacle Indomptable de Paul Schirck et David Séchaud, et la création « Par les villages » de Youssouf Abi-Ayad, Rêver Molière.
L’avenir de l’homme est-il une jeune femme ?
Émilie Mais oui ! Et c’est chouette que des jeunes femmes pensent à l’avenir, non ? De Pauline Peyrade à Catherine Hiegel ! Moi je vois d’un très bon oeil cette prise de conscience sur la place de la femme dans notre société aujourd’hui, et dans le milieu de la culture en particulier.
Matthieu Je dirais que la jeune femme est « aussi » l’avenir de l’homme, oui. La question du futur est intéressante à penser après la série noire évoquée tout à l’heure. Et dont nous ne sommes pas forcément sortis. Il faut repenser une poétique de l’avenir, continuer à travailler à relancer des hypothèses pour le futur. Et puis s’offrir un présent aussi.
Émilie La question de la représentation des femmes dans le spectacle vivant nous anime au quotidien, avec Matthieu, tant dans l’accompagnement des nouvelles artistes que dans la programmation en général. Et c’est d’ailleurs la thématique principale de mon prochain spectacle, intitulé Des femmes qui nagent. Cette nouvelle création sera présentée en janvier, il s’agit d’un texte qu’est en train d’écrire Pauline Peyrade, notre autrice associée, et qui dresse un portrait en creux d’une femme, une ouvreuse qui interroge l’image des femmes à travers le reflet que lui propose le cinéma.
Matthieu Nous aimons faire dialoguer des écritures contemporaines – voire des commandes qui s’écrivent ici et maintenant – et des textes plus anciens, comme L’Éveil du printemps de Frank Wedekind, une pièce sur une communauté de jeunes femmes et de jeunes hommes au seuil de la vie adulte. Cette pièce questionne l’éveil de leurs désirs mais aussi leurs inquiétudes lorsqu’ils se heurtent à un monde d’adultes qui ne les écoutent pas, ne les regardent pas comme des êtres à part entière. Ils se fédèrent alors pour essayer de se forger leur système de valeurs. Ici aussi il sera question d’avenir, de jeunes femmes et de jeunes hommes !
Les metteuses en scène sont très importantes dans la programmation de cette saison…
Matthieu En fait, il s’agit d’un rééquilibrage qui est finalement relativement inconscient. Il n’y a pas de militantisme particulier derrière ça. Certains spectacles traitent de la place des femmes dans la société ? Nous ne faisons que réagir à ce qui agit le monde aujourd’hui. Nous nous faisons chambre d’écho de ce qui se fait dans la création contemporaine aujourd’hui en France, c’est tout. Diriger un théâtre, c’est observer le monde.
Oui, mais vous avez une double casquette…
Matthieu Mettre en scène, c’est également lire, regarder. C’est quelque chose d’assez passif dans un premier temps. Nous pouvons et devons mener des politiques actives, en faveur des publics, de la jeunesse, des écritures contemporaines, bien sûr, mais comme artistes, nous sommes aussi des lecteurs. De livres et de société.
Comment transformer l’aventure théâtrale en aventure Sensuelle, faire que la Comédie soit objet du désir ?
Émilie Face à la dureté de l’époque que nous vivons, il est important pour nous aussi de pouvoir offrir, cette saison encore, des propositions artistiques intenses, drôles et décalées. Ce sera le cas notamment avec Les Gros patinent bien, d’Olivier Martin-Salvan et Pierre Guillois, à travers leur « cabaret de carton ». Ou la formidable énergie du duo Mansfield.TYA.
Matthieu Nous vivons dans un monde d’informations. D’accord. Mais l’information c’est froid, cela peut créer une distance au monde. L’art permet un autre accès, à son échelle, de manière plus empathique, sensorielle. La culture peut être une main permettant de caresser notre univers et sa complexité.
Le public revient dans les salles, c’est bon signe. Un record a même été battu ?
Matthieu En effet, la saison dernière, il y a eu plus d’abonnements à la Comédie que jamais. Remettons notre titre en jeu !
Émilie Oui et il faut dire que 21/22 a été notre première saison sans interruption ! Ça se fête, non ? Sincèrement, ça a été pour nous une très grande joie de voir que le public avait de l’appétit et de la curiosité pour le programme que nous avions imaginé, alors nous attendons avec impatience la suite de l’aventure !
Matthieu Aussi – et ça n’est pas anecdotique –, on observe que certaines plateformes en ligne traversent des temps creux, des désabonnements : les gens sont sans doute un peu saturés de vidéos solitaires. Le public a besoin de convivialité, de rencontres réelles. Le tête-à-tête humain redevient nécessaire.
La Comédie n’est pas Avare en événements qui ponctuent la saison et en actions qui marquent sa présence sur le territoire.
Matthieu Nos vies sont rythmées par des grands événements (les spectacles de la saison, les manifestations comme Scènes d’Automne en Alsace) ou les bonus qui tissent de la joie de vivre (le club de lecture, le picnic au théâtre), comme des étincelles se glissant dans les intervalles.
Émilie Les Folles journées sont des invitations à la fête. Ces moments conviviaux avaient été interrompus par la crise mais nous allons nous rattraper en proposant cette saison des journées continues avec des propositions musicales et théâtrales. Vivement !
Matthieu Il faut varier les distances d’adresse. Il faut savoir s’adresser à quatre cents personnes comme à quinze, lors du club de lecture, par exemple, où la qualité d’échange va être formidable.
Émilie Nous souhaitons continuer à étonner avec des impromptus tout au long de la saison.
Matthieu Et nous sommes très heureux de pouvoir accueillir deux nouveaux artistes associés : Jeanne Candel et Maurin Ollès. Deux artistes formidables que nous avons hâte de présenter au public colmarien, et qui s’emparent chacun à leur manière, et de façon passionnante, de la question des musiques en direct au théâtre. Aux côtés de Pauline Peyrade, ils seront la ligne de force et de vie de notre saison.
Faut-il apprendre à déplacer des Montagnes ?
Émilie Nous les escaladons sans cesse. Il faut les gravir, mais peut-être pas les déplacer.
Matthieu Il faut s’y promener. C’est Sisyphe parfois, mais gardons ce désir de voir ce qu’il se passe de l’autre côté. Il faut sortir de son chalet, de sa vallée !
Émilie Il faut aussi accepter de se perdre, parfois…
C’est une belle Odyssée que vous vivez…
Matthieu Nous pensons souvent à Pierre Barrat, qui a imaginé ce théâtre il y a trente ans, dans une friche, en mobilisant des gens qui avaient une vision autour de ce projet fou.
Émilie Aujourd’hui encore, nous vivons dans son rêve devenu réalité et nous inscrivons dans cette histoire, cette ville, ce territoire. Avec toujours une grande joie.
Propos recueillis par Emmanuel Dosda